« On crève du temps court » : Gabrielle Halpern applique l’art de la philosophie sur le terrain

1 juillet 2024

Prendre de la hauteur. Respirer entre les flux d’infos. Se projeter, en connectant le monde réel et le noble art de la philosophie. C’est le moment proposé par la Cité de l’Économie et des Métiers de Demain (CEMD, Région Occitanie / Ad’Occ) à plusieurs journalistes, le 20 juin à Montpellier, à travers un échange libre de plus d’une heure avec Jalil Benabdillah, vice-président de la Région Occitanie délégué à l’économie, l’emploi, l’innovation et la réindustrialisation, et la philosophe Gabrielle Halpern, accueillie en résidence dans l’Hérault pour ses travaux. Et selon qui « on crève du temps court et de l’immédiateté ». Morceaux choisis.

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Jalil Benabdillah, VP de la Région Occitanie délégué à l’économie, l’emploi, l’innovation et la réindustrialisation, aux côtés de la philosophe Gabrielle Halpern. ©Hubert Vialatte

Futur du travail et jeunes agriculteurs. « La CEMD est un espace ouvert aux entreprises, chercheurs, écrivains, philosophes, étudiants…, et se caractérise par ses nombreux travaux, conférences, débats, longues-vues…, rappelle Jalil Benabdillah. Avec des axes concrets, comme l’exploration du futur du travail, la quête de sens… En ce moment, nous accueillons de jeunes agriculteurs, qui s’interrogent sur le futur de leur métier, leurs difficultés en matière de financement, de transmission-reprise, d’exploitation… »

Réel et temps long. « Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir les deux pieds dans le réel, pour jouer un rôle dans la cité, dans le cadre d’une philosophie pratique, appliquée. C’est le sens de mon travail. Ma démarche s’inscrit dans le temps long, je prends le temps pour savoir si une pratique fonctionne ou pas. Il faut se réconcilier avec le temps long », insiste Gabrielle Halpern, connue pour ses travaux et ouvrages sur le concept d’hybridation, qui imprègne nos sociétés. Sur son site web, elle affirme qu’« être philosophe, c’est passer autant de temps à lire et à méditer Aristote, Montaigne et Kant, qu’à écouter un agriculteur, un artisan et une aide-soignante ou à visiter et observer une maison de retraite, une ville ou une entreprise » (elle s’est par exemple rendue dans la manufacture des jeans Tuffery, à Florac en Lozère).
Selon elle, cette méthodologie permet de casser « les préjugés entre les mondes, entre chercheurs, entreprises, associations, agriculteurs, start-up… Comment créer des ponts entre ces mondes ? Comment créer des zones de rencontres, réunir les conditions d’une hybridation dans les territoires ? Je suis en résidence ici pendant plusieurs mois, car la CEMD est un lieu qui porte une ambition d’hybridation, avec des rencontres, des événements, des réflexions menées… » Concrètement, la philosophe rencontre des acteurs du territoire (entrepreneurs, salariés, chercheurs…), « recueille leur parole dans des entretiens en face à face, en creusant les questions comme le travail de demain ». Avec le souci de livrer des notes « prospectives, dans un format accessible à tous, gratuites. Je ne vise pas des parutions dans des publications prestigieuses seulement lues par mes pairs ! »

Approche sur mesure. La philosophe prône « une approche sur mesure, par exemple dans le milieu du travail adapté. J’échange avec des travailleurs en situation de handicap et des moniteurs. De manière générale, seule une approche adaptée permettra d’inclure des seniors, des personnes handicapées, ou encore des femmes à des postes à hautes responsabilités. Il faut par exemple prendre en compte le fait que les jeunes veulent pouvoir adapter leur emploi du temps, ou que les seniors sont plus exposés à la fatigabilité. Sinon, nous aurons de plus en plus d’indépendants, quittant un salariat jugé trop corseté ».
« Les entretiens annuels avec les salariés rappellent les chefs d’entreprises à l’ordre, rebondit Jalil Benabdillah. Le salarié vient leur dire qu’ils ont raté des étapes importantes, ou pris des dérives pourtant identifiées au préalable… Il faut développer ce concept d’entreprise libérée. Attention aux règles de qualité, de sécurité, aux normes, qui peuvent enfermer les entreprises. Par exemple, SD Tech est parti deux jours en séminaire, pour que tout le monde se pose des questions fondamentales, comme : Est-on toujours fidèles à nos valeurs ? »

Singularité des territoires. Le rapport d’étonnement de la philosophe sur ce séjour en Occitanie ? « Il faut se réconcilier avec la singularité des territoires, analyse-t-elle. Des choses peuvent fonctionner à tel endroit, et pas ailleurs. Pour s’inscrire dans une idée de proximité, il faut assumer l’idée de singularité. »

Hybride aussi. Jalil Benabdillah rappelle son parcours lui-même hybride. Déjà, et c’est important à rappeler entre les deux tours d’une élection législative explosive, par sa double nationalité franco-marocaine. Ensuite, par la cocréation de son entreprise industrielle, SD Tech, « entre recherche et industrie, dans. un territoire alors sinistré. J’ai aussi présidé différents réseaux tels qu’Erasmus et Leader, avant de me lancer en politique, à l’agglomération d’Alès puis, depuis 2021, aux côtés de Carole Delga à la Région Occitanie. J’aime l’idée que des mondes différents se réunissent pour réfléchir, que l’entreprise puisse agir dans la cité au sens large, dans son environnement, avec ses salariés… » Il évoque, comme pistes concrètes, le troc de compétences entre entreprises, ou les témoignages croisées entre acteurs économiques en matière de transformation de leur modèle, sur des plans environnemental, technologique et numérique (IA et cybersécurité).

Incubateurs inter-entreprises. Autre exemple, l’incubation d’entreprises par d’autres entreprises. « 20 entreprises d’Occitanie vont expérimenter ce concept, en étant accompagnées par la Région Occitanie. L’idée, c’est que des entreprises, déjà établies mettent à disposition de start-up en création des compétences, des outils de production, leur expertise d’un marché. Cela pose des enjeux juridiques et de protection de brevets », détaille Jalil Benabdillah. Contrepartie possible pour l’entreprise hôte, une prise de participation dans la start-up. Cette logique, très innovante, n’est pas celle des grands groupes, « souvent dans une logique d’assimilation des start-up, et non pas de coproduction. La démarche suppose de repenser la relation », éclaire Gabrielle Halpern.

Plus forts ensemble, même entre concurrents. L’hybridation est aussi un combat. « Elle vient gêner les standards et bouscule les cases. L’hybridation est très transgressive, n’est pas une molle synthèse », relève Gabrielle Halpern. Par exemple, des directeurs d’hôtels concurrents parisiens ont mutualisé leurs moyens pour financer ensemble une crèche d’entreprise. « Ils sont en concurrence frontale, mais ont porté ensemble un projet pour résoudre un problème commun, celui du recrutement », détaille-t-elle. « Mais ce principe de coopétition, qui mixe compétition et coopération, est encore peu développée en France, enchaîne Jalil Benabdillah. Les acteurs se regroupent certes en clusters et pôles, mais gardent une position défensive entre eux. Or, l’idée, c’est de grossir ensemble pour être meilleurs que les autres à l’international. Il faut franchir encore ce cap. »

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©Cité de l’économie et des métiers de demain

L’avenir du travail passe aussi par le juridique. « L’innovation n’est pas que numérique, elle est aussi sociale, RH, juridique… Pour relancer les relations partenariales, il faut repenser les contrats », évalue Gabrielle Halpern. Idem pour les fiches de postes. « Un directeur de maison de retraite peinait à recruter une femme de ménage. Recevant une candidate au profil atypique, il a modifié le contrat de travail, pour l’affecter 4 jours par semaine comme femme de ménage, et 1 jour par semaine comme responsable et animatrice d’une chorale au sein de l’Ehpad. Cette fiche de poste hybride a changé la personne. Elle porte un autre regard sur elle-même, peut se projeter, car elle n’est pas que femme de ménage. Le regard des autres change également, que ce soit les salariés, les résidents, les familles de résidents. Voilà un bon exemple d’innovation RH / juridique pour réenchanter le travail. »

Repenser l’emploi des seniors. Elle perçoit la question des seniors comme « un énorme enjeu, alors qu’il y a peu de créativité. Pourtant, beaucoup de choses sont à imaginer. Par exemple, un format avec 80 % de travail et 20 % d’engagement dans des associations locales, ce qui permettrait à l’entreprise de penser son rapport à son environnement ».

« L’IA interroge les contrats de demain ». Selon la philosophe, « des concurrents vont travailler ensemble avec l’IA, par exemple à travers une chaîne de valeur dans la transition écologique. Des contrats singuliers vont devoir être construits, rendant les choses possibles. L’IA va interroger profondément des métiers qui ont perdu du sens. »

Raisons d’espérer. Dans une société de plus en plus fracturée et polarisée, Gabrielle Halpern veut « voir des signaux faibles positifs. Des écoles mènent des partenariats, comme les ingénieurs avec des écoles d’art. Et la CEMD est un ‘joli signal faible’. Il faut travailler à ce que ces signaux faibles se transforment en vraie tendance. Cela impactera la fabrique même des politiques publiques. Un exemple avec des projets de crèches dans les maisons de retraite. En termes d’hybridation intergénérationnelle, c’est une très bonne idée. Mais elle est contrainte par des normes absurdes, qui l’empêchent de voir le jour sur plusieurs projets. Les cases rassurent, mais créent des frontières dénuées de sens. Or, le rôle du politique, pour citer Aristote, c’est de ‘créer de l’amitié entre les membres de la cité’. »
Selon Jalil Benabdillah, « depuis le Covid, les chefs d’entreprises sont plus impliqués qu’avant dans des sujets qui dépassent le cadre de leur filière et de leur propre business model ».

Créer plus de liens entre recherche et entreprises. L’élu régional souhaite « créer davantage de liens entre la recherche scientifique, publique ou privée, qui pèse plus de 3 % dans le PIB régional, et les start-up. Ce haut niveau de recherche ne se traduit pas assez en créations d’entreprises ».

Et puisqu’on est désormais hybrides… Les Indiscrétions citent les confrères présents à ses côtés le 20 juin : La Lettre M (David Danielzik), et La Tribune (Cécile Chaigneau).

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